J'avançais contre le vent, debout sur cette étroite falaise crayeuse balayée d'embruns salés. De temps à autre, portée par les courants démontés de la mer en furie, une haute vague s'élançait à l'assaut de ces pentes abruptes, ses blanches franges écumeuses parvenant parfois à venir lécher la pierre.
Au loin, entre deux jaillissements bouillonnants, apparaissaient par intermittence les îlots rocailleux, déserts et inhospitaliers, livrés en permanence aux caprices marins. Noyés dans la brume et un fin brouillard, éternelles images figées d'un passé à l'histoire encore inconnue, de ces légendes en perpétuelle attente d'une âme assez courageuse pour les y aller recueillir.
De l'autre côté s'étendaient ces autres vastes espaces, longues prairies vert émeraude chevauchant des collines sans fin, invitation à l'errance sans but. Le tapis luxuriant était humide de rosée, promesse foisonnante d'une vite interne aux secrets intacts.
Je rêvais d'aller fouler cette douce étendue de calme, arpenter ses chemins et me perdre dans les méandres de l'île, m'abandonner à sa volonté, me laisser mener et ne plus réfléchir au sens de mes actes. Mais pour ça il aurait fallu que je quitte la corniche et le sentiment de liberté que m'apportait cette idée de marcher au bord du vide, comme si tout pouvait à chaque instant s'arrêter.
C'était ça la vie. Sentir les rafales caresser mon visage, me malmener par instants, me faire pencher d'un côté ou de l'autre et décider pour moi si j'arriverai au bout de mon chemin. Un pied devant l'autre, lentement, sûrement, percevoir la touche indélicate et acérée des rochers sous mes pas. Ne plus penser à rien. Juste avoir confiance en cette sensation qui court dans mes veines.
J'appartiens à cette île, je suis cette île. Elle est vivante. C'est son souffle que je respire, sa voix qui murmure à mes oreilles par l'intermédiaire de ce grondement incessant et vivace qui court si loin en dessous de moi, dans ce ressac infini. La rencontre de nos esprits était depuis toujours inévitable.
Je veux savoir.
Fermant les yeux pour mieux savourer notre union, j'étendis les bras, renversai la tête en arrière et continuai à avancer, seulement guidée par sa voix séductrice et murmurante. Je n'avais pas peur – il n'y avait pas à avoir peur. Je suis elle. Et elle est moi.
Sur la lande déserte s'entend encore le roulement de sabot des chevaux fantômes. Des guides qui m'appellent pour partir à la découverte de mon rêve, en toucher les parties les plus éloignées et les plus secrètes. Loin, au-delà des monolithes géants dressant leurs pointes majestueuses en un défi aux cieux, retentissent les accords mélancoliques d'une cornemuse isolée, contant le destin magnifique et triste de ces héros depuis longtemps oubliés, de ces espaces dépeuplés de leur magie d'autrefois. Nostalgie d'une époque si ancienne que les chants peuvent à peine les faire revivre.
Raconte moi. Instruis moi de tout ce qui vit au fond de moi.
Le bout de la corniche est proche, je le sens. Bientôt, ce sera le vide et seulement les écueils une centaine de mètres plus bas. Et il faudra faire le choix. Revenir au présent, laisser cette plénitude ou la prolonger, ne faire vraiment plus qu'un. Ce n'est même plus difficile à faire – j'ai enfin compris qui j'étais, d'où je venais. La nécessité d'un tel besoin a cessé de se faire sentir, je sais déjà ce que j'ai décidé.
Je souris à mesure que les vestiges d'embruns salés ayant réussit à parvenir jusqu'ici se déposent sur mes lèvres, et continue d'un même pas égal et distant. Il me semble que je flotte au milieu d'un rêve éveillé. Pourquoi se hâter alors que tout est si beau ? Savourer la valeur des choses, des émotions, des acquis, telle est la vérité que j'ai découverte ici, qui se met enfin en application. Le temps n'a plus d'emprise sur ce monde, hors de l'existence.
Ne me laisse pas fuir. Je veux aller jusqu'au bout des choses. Au bout du rêve. Ne pas avoir de regrets.
J'ai cessé depuis longtemps de résister. Ça n'aurait servit à rien. Si j'y arrive, j'aurais réussit ce que j'étais venue chercher. Dans peu de temps, nous saurons toute deux qui avait raison, qui est la plus forte.
Au pas suivant, je m'immobilise, un pied encore suspendu dans les airs. Je sais que je suis juste, que j'ai gagné. Je n'aurai pas besoin de vivre continuellement dans cette illusion. La rencontre n'était qu'un garde-fou, une tentative d'escale dans ce monde trop vide.
Et je n'oublierai jamais tout ce que j'ai vu et sentit aussi. Tu revivras. Nous y avons gagné toute les deux, finalement. Pas de vainqueur, pas de vaincue. Juste une union temporaire pour la terre, le pays et l'esprit.
J'ai ouvert les yeux. J'avais raison. Les terribles brisants écumants viennent lécher le bas de la falaise où je me tiens, en suspend et contre le vent. Il ne me reste plus qu'à faire demi tour et regagner la réalité.
Mais j'ai encore le temps.